vendredi 22 juillet 2016

Des ordures, partout des ordures/Ce n’est plus mon pays Par Aziz Benyahia

Des ordures, partout des ordures/Ce n'est plus mon pays Par Aziz Benyahia

Natif des Aurès, je n'ai connu Alger qu'après l'indépendance. Une pure merveille. L'éblouissement de la vue, mais pas seulement. Le sentiment de plénitude d'avoir récupéré mon pays, mon histoire, mes racines. Dans la rue, la joie commençait d'effacer sur les visages les rides de tant d'années de malheur et la mer était d'un bleu topaze en cet été 63. Alger était belle et blanche. Je la dévisageais méthodiquement, par petites touches, à coups de promenades à pied.

Albert Camus avait décrit le plaisir immense qu'il éprouvait à chaque promenade ave Max-Pol Fouchet, quand ils partaient à pied du haut de Bouzaréah par le chemin Sidi-Bennour pour une longue descente vers la Casbah. Il décrivait les vues imprenables sur la baie d'Alger à travers des trouées au milieu de pins parasols, de jacarandas, de palmiers, des asphodèles et de mille autres fleurs. Il disait à son ami qu'il n'y avait rien de plus vivant qu'un cimetière musulman parce qu'à la blancheur et au beau désordre des tombes se mêlaient des fleurs sauvages de toutes sortes.

J'ai fait la même promenade avec mes camarades étudiants, durant les premières années de l'indépendance. On en faisait surtout au printemps et en été et on s'arrêtait à proximité de notre dame d'Afrique pour la pause casse-croute. C'était à chaque fois un plaisir renouvelé. L'éveil des sens, la pureté de l'air et du ciel, ce bleu têtu de la mer et cette immensité jusqu'au bout de la baie. Les années ont passé. Je n'ai plus foulé le chemin Sidi-Bennour depuis les années 90.

Des amis étrangers doivent bientôt séjourner à Alger. Pour ne pas faillir à nos traditions d'hospitalité, j'ai concocté pour eux un programme truffé de mille précautions pour réduire au mieux les déconvenues. Jusqu'à m'assurer qu'il y aura des sardines durant leur séjour, du raisin, des pêches, des poires et du Sélecto. Le point d'orgue, n'étant plus les ruines de Tipaza puisque les jarres romaines ont été achevées à coups de cailloux furieux, ni une dorade grillée à la pêcherie puisque l'espèce est devenue trop rare, j'ai choisi d'assurer le chemin Sidi-Bennour, convaincu naturellement que la main de l'homme, dans ses pires moments de malveillance ne pouvait déformer la baie d'Alger ; don de Dieu et de la nature.

Mes préparatifs m'imposaient l'inspection du chemin Sidi Bennour, histoire de m'assurer que rien n'était venu entre-temps, depuis tant d'années, contrarier le déroulement du circuit. C'est un ami des années de fac, natif de Bab El Oued qui cédera à la nostalgie et qui acceptera bien malgré lui de m'y conduire en voiture. Il fallait insister et lui forcer la main, lui qui d'habitude était si prompt à se rendre disponible. Je comprendrai plus tard les raisons de sa réticence.

Je ne parlerai pas des nids de poules, des crevasses, des chaussées rétrécies ou éventrées, du béton débile, de la laideur absolue des constructions débridées, des platanes mutilés, des conducteurs inconscients. Je ne dirai pas grand chose non plus des murs aveugles qui détestent la mer, du vomi des poubelles collectives, des sédiments d'ordures et des carcasses de toutes sortes.

Mais je ne peux passer sous silence les tas d'immondices qui ont fini par boucher la vue sur la baie et qui ponctuent le moindre virage et le moindre lacet, ne laissant aucun espoir au bleu de la mer. Des ordures, partout des ordures. Des carcasses de toutes sortes, des constructions inachevées, des lampadaires qui ne savent pas se tenir droits. Des ordures dans les virages, devant les maisons. Un immeuble tout en parpaings, transpercé de poutres en fer, occupé dans l'urgence et recouvert d'antennes paraboliques tel un poisson mal écaillé. Des enfants qui sortent de nulle part, des autobus déglingués et pressés d'en finir avec les virages où s'amoncellent des ordures qui ne datent pas d'hier. Et c'est le même désordre, le même fatras, la même crasse qui envahissent l'air et la vue jusqu'aux portes de Bab El Oued.

Ce n'est plus mon pays. Pourquoi ces balafres et ces visions hideuses. Pourquoi a-t-on fait ça ? Je pense à nos enfants qui vont grandir dans l'ignorance du beau et qu'on accoutume à la crasse, au désordre et au mauvais goût.

Je propose qu'on impose une journée sans saleté, comme ailleurs on a inventé une journée sans tabac. Je propose qu'on fasse la fête de la propreté comme d'autres ont inventé la fête de la musique. Je propose enfin qu'on convoquetous les maires, tous leurs adjoints, tous les députés, tous les sénateurs, tous les employés de mairie, tous les enseignants, tous les imams, tous les barbus, tous les FLN, tous les RND, tous les ministres, tous les gendarmes, tous les militaires, tous les informels, tous les douaniers, tous les fonctionnaires et tout et tout.

Je propose qu'on les réunisse dans un virage du chemin Sidi-Bennour et qu'on crie tous très fort et d'une seule voix : « Qu'avez-vous fait de mon pays ? ». Mais avant cela, avant de leur demander des comptes, faisons en sorte que chacun de nous balaie devant sa porte. Nous aurons fait alors la moitié du travail.

Aziz Benyahia

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Source : Algérie Focus
Date : July 22, 2016 at 04:46PM

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